LA SUPERCHERIE D’UN COLON
Les oranges de la sainte
Nouri HUSSEIN - Jeudi 03 Mai 2007 – Page : 18
Nous sommes en 1950, et l’Algérie de papa coule des jours heureux.
Inconscients et indolents, les Pieds-noirs des hauts-plateaux avaient réglé l’horloge de leur vie sur trois aiguilles: le travail des champs pour lequel ils comptaient sur leurs métayers, la messe du dimanche et le pastis de midi. A cette époque, le petit village de Trézel (aujourd’hui Sougueur), à 30km au sud de Tiaret, avait à peine 5000 âmes, soit 2000 foyers environ.
Rien ne différenciait ce hameau de la steppe d’un hameau picard ou béarnais, si ce n’était la mosquée.
Comme dans n’importe quelle bourgade de la France profonde, autrement dit de la France d’en bas, Trézel disposait d’une place centrale et d’un kiosque à musique pour les fêtes du 14 juillet, d’un jardin public et de son incontournable stèle érigée en hommage aux poilus du canton par les chleuhs, d’une Ariane en bronze qui le surplombait et autour de laquelle le 11 Novembre, monsieur le maire et parfois monsieur le sous-préfet faisaient de grands discours une larme à l’oeil et des trémolos dans la voix.
En cet anniversaire d’armistice, bachagas, anciens combattants, gardes champêtres, khodjas de tribus et caïds en burnous rouges harnachés de leurs médailles, se regroupaient en demi-lune face au monument pour être sûrs d’être vus par les autorités. Aux premières notes d’un vieux clairon, qui exécutait la sonnerie aux morts, tous se figeaient comme un seul homme dans un impressionnant garde-à-vous.
C’était l’occasion pour le représentant du gouverneur d’épingler quelques légions d’honneur aux notables les mieux placés et de couvrir les épaules d’un supplétif d’un burnous écarlate, qui fera désormais de lui un indigène du premier collège. En fait, dans ce village aux toits d’ardoise truffés de nids de cigogne, tout était construit à l’identique de la métropole. L’église était surmontée d’une coq gaulois, on y célébrait les vêpres, les pagnes et les communions, le stade avait pour nom Conbestin, les rues principales s’appelaient Jules Ferry, Victor Hugo, Jeanne d’Arc, Charlemagne, et, bien sûr, La Victoire (entendez celle des Alliés en 1945).
Et ultime touche à cette image d’Epinal d’un autre siècle, Trézel faisait vivre tous les métiers liés à l’activité rurale de cette région que les uns nommaient Sersou et d’autres Nador: il y avait un tisserand, un bourrelier, un ferronnier, un rémouleur, un tondeur de laine, un forgeron, des teinturières et la municipalité avait mis à la disposition des lavandières un bassin en dur en retrait de l’agglomération, juste à côté du souk à bestiaux. L’eau courante était un luxe.
Les mômes en profitèrent, quant ils faisaient l’école buissonnière, pour faire flotter leurs bateaux en papier quadrillé fabriqués pendant le cours et pour lesquels ils avaient écopé de vingt coups de règle sur les mains.
Vissées au-dessus de la mairie, des sirènes en forme d’entonnoir et qui avaient survécu à la dernière guerre, continuaient encore à donner l’alerte (le crieur public étant largement dépassé…) lorsqu’un feu, par exemple, prenait dans une écurie ou une grange, lorsqu’un colon était braqué avec son calèche non loin de sa ferme, lorsque les routes étaient coupées par la neige et lorsque, enfin, arrivait l’heure de la rupture du jeûne.
Mais, contrairement aux bourgs français les plus enclavés des Alpes, le village n’était pas électrifié et il n’était pas près de l’être. Les lignes de haute tension s’arrêtaient net au niveau du chef-lieu. D’ailleurs, sitôt le soir venu, tout le monde marchait à tâtons ou presque. Les quelques lumières que projetaient les rares poteaux en bois venaient d’un groupe privé. M.Mommeja, grand débrouillard devant l’Eternel et dont la ferme n’était située qu’à quelques coudées du village, s’était pourvu, en effet, d’un groupe assez puissant et, avec l’assentiment de monsieur le maire, fournissait l’énergie à la population, mais de 19h à 20h30. Au-delà de cette limite, chacun sortait son quinquet ou son candélabre pour voir un peu plus clair autour de lui et éviter de se cogner contre les murs ou les arêtes de table. Et comme personne ne possédait de réfrigérateur, de machine à laver ou de télé, cela ne suscitait aucune gêne pour les ménages. Par contre, au niveau de l’unique salle de cinéma, la pagaïe et la colère des spectateurs étaient, chaque soir, ingérables car la séance s’arrêtait en même temps que le groupe. Et à force de casser leurs sièges, les Trézeliens finiront par démolir tout le mobilier et s’asseoir, pour certains, à califourchon devant l’écran. Et lorsqu’enfin, l’électricité pénétrera dans tous les foyers par le biais de l’entreprise nationale d’élus, M.Mommeja, qui avait décidément de la suite dans les idées, jettera toutes ses forces dans un curieux créneau: l’acclimatation de la clémentine…sur les terres avares et arides des hauts plateaux!…L’extraordinaire réussite de M.Esclapez dans la production d’oranges à Relizane et celle des fermiers de Mohammadia lui tournaient carrément la tête. Mais la différence était de taille, les terres de M.Esclapez étaient abondamment arrosées par un barrage, celui de la Mina, celles des Benchougrane à Mohammadia (anciennement Perrégaux) l’étaient aussi, mais par un autre barrage, celui du Fergoug.
Le seul barrage connu ici…était celui de la petite brigade à l’entrée du village, pendant lequel des gendarmes, le nez violacé par le rosé, dressaient une herse et procédaient systématiquement à l’immobilisation des quatre ou cinq tractions avant du village.
De greffons en greffons et d’essais en essais, le pugnace colon arrivera à trouver la bonne espèce qui prendrait sur ces terres et qui supporterait les gelées, la neige et la sécheresse. Il plantera une pépinière de deux hectares, juste sous son balcon. Il bichonnera, jour après jour, ces pousses qu’il verra grandir avec fierté, avec amour, avec tendresse. L’orangeraie de M.Mommeja prendra des forces, mûrira au soleil brûlant de la plaine et donnera de l’ombre et des fruits si juteux que c’en était un nectar. Il n’en fallait pas plus pour que ce verger, monté de toutes pièces, à la lisière de la route, attire les convoitises. La tentation était trop forte! Particulièrement pour les enfants. Ils se passeront le mot de garnement en garnement et organiseront, à tour de rôle, de véritables expéditions pour délester quelques vergers mal préparés pour ce type de fric-frac. Certains seront pris en flagrant délit et recevront de la main même de M.Mommeja, une mémorable correction. D’autres, plus malins, n’éviteront la fessée que grâce à la rapidité de leurs petites jambes. Même le saisonnier qui a été spécialement affecté au gardiennage n’arrivera pas à arrêter la nuée des jeunes prédateurs qui s’abattait régulièrement comme des sauterelles sur le verger. Et puis, un matin, à l’aube, alors que le village était profondément engourdi, M.Mommeja réunira tous ses employés, dont beaucoup venaient à peine de se réveiller. Ce n’était pas dans ses habitudes. L’affaire paraissait grave. Très grave même. Il demandera à deux ouvriers du groupe de ramasser sur un lot de friche tous les galets et toutes les grosses pierres qu’ils pourraient trouver pour les disposer un demi-cercle les uns sur les autres jusqu’à une hauteur de 1,20 mètre. Lorsque l’édifice sera prêt, il chargera un troisième homme d’acheter au marché couvert du musc, de l’encens, du benjoin et trois foulards de couleur verte, mais d’un vert criard, et enfin, deux kilos de charbon. Devant ses hommes sidérés qui ne comprenaient rien à la situation, M.Mommeja se fera un devoir d’enduire les pierres de son mausolée de musc, il fera brûler dans un vieux brasero, au milieu du demi-cercle, le benjoin et répartira sur le sommet de la pierraille tous les foulards.
Enfin, il priera le plus pieux et le plus sage de ses métayers, d’égorger au pied du monticule de pierres, un mouton, de le dépecer et de le partager, en parts égales, parmi tous les pauvres de la cité avec le message suivant: M.Mommeja a vu en rêve, hier soir, Lalla Kheïra qui lui a demandé de sacrifier une bête pour sacraliser sa ferme et construire une «haouita». La nouvelle fera le tour du village en quelques minutes. Le rêve paraissant si fiable que pas un seul citoyen ne mettra en doute son authenticité d’autant qu’il émanait d’un chrétien qui ne connaissait rien aux marabouts. L’après-midi même, une procession de vieilles crédules tétanisées par le «miracle», abordèrent le «mausolée» par des chants et des youyous à pleins poumons.
Quelques-unes offriront même du henné à Lalla Kheira pour lui souhaiter la bienvenue. D’autres processions déferleront, le lendemain après-midi. Un jeune «pèlerin» jettera même sa ceinture de nylon sur le brasero éteint dans l’esprit que la «sainte» guérisse sa stérilité. Tout cela, sous l’oeil discret et amusé d’un Mommeja qui devait surveiller le manège à partir de sa chambre à coucher.
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, même les vols et les larcins de clémentine disparaîtront. Les enfants avaient brusquement pris peur de commettre un sacrilège. Ils avaient pris conscience que ce paradis qu’ils avaient volé menait droit à l’enfer.
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3 juin 2009
HISTOIRE