Edition du Dimanche 07 Novembre 2010
Reportage
Si El Bayadh était un État, le mouton y serait ce qu’est le cèdre est au Liban ou la feuille d’érable au Canada. À partir de Bougtob, distante d’une centaine de kilomètres du chef-lieu de wilaya, on entre de plain-pied dans le territoire du mouton. Le “land of sheep” s’annonce en premier lieu sur les plaques de signalisation qui accompagnent, en une haie d’honneur de fortune, les quatre roues qui rompent le silence d’une contrée semi-désertique.
Comme chaque année et à l’approche des fêtes religieuses du sacrifice, la sempiternelle interrogation qui revient sur toutes les lèvres concerne la mercuriale du bêlement.
Le mouton sera-t-il plus abordable ? Le marché plus clément ? Les revendeurs plus humains ? Des points d’interrogation dont les premiers éléments de réponse sont à chercher plus précisément dans ces marchés à bestiaux où tout se décide. À première vue. Pourtant, et malgré les tarifs rencontrés et la relative accalmie des prix remarquée chez les éleveurs, tous sont unanimes à prédire un Aïd encore plus cher que ses prédécesseurs. “Le mouton sera encore plus cher cette année”, plus qu’une prédiction, une promesse chez ces ruraux, éleveurs de père en fils. La raison de cette fièvre est, à les en croire, indépendante de leur volonté puisque la principale cause dans la montée des prix puise sa source dans l’alimentation du bétail.
Un bouc émissaire tout désigné, montré du doigt et du verbe, pour se dédouaner vis-à-vis d’une population qui supporte, à son corps défendant, l’incongruité des prix et l’absence de logique dans un marché qui obéit à tout sauf au sacro-saint principe de l’offre et de la demande. Néanmoins, ces explications sont adoubées par des observateurs avertis puisque, selon M. Mekhloufi, le secrétaire général de la Chambre d’agriculture d’El Bayadh, la consommation en aliment concentré, spécialement l’orge, acheté sur le circuit informel entre 2400 et 2700 DA le quintal génère la réduction de l’engraissement, qui devient ainsi le facteur responsable de la cherté du mouton que l’éleveur brade souvent au profit des spéculateurs. Un chaînon fort dans l’évolution des prix. “Le marché d’El Bayadh est régi par plusieurs paramètres, les conditions climatiques, l’état du couvert végétal, les maladies du cheptel, entre autres, qui influent directement sur les prix à la vente”, nous expliquera Bounif Abdelkader, ingénieur vacataire depuis trois ans à la représentation locale au Haut-Commissariat au développement de la steppe. Ainsi, et selon une première lecture de la mercuriale du marché, on remarque des courbes représentatives de l’évolution des prix lors des trois derniers trimestres de l’année en cours. Du 28 janvier au 25 février, le marché à bestiaux d’El-Bayadh a connu une hausse significative des prix expliquée par les précipitations enregistrées dans la région et la baisse des prix des aliments du bétail. Du 25 février au 11 mars, c’est le phénomène inverse qui se produit à cause de la sécheresse ambiante, de l’augmentation de l’aliment du bétail et la dégradation du couvert végétal. Une troisième étape clôt le premier trimestre avec une stabilité toute relative du marché des aliments, une forte demande sur certaines espèces ovines pour l’engraissement qui traduisent un retour des prix sur le terrain.
Le peuple du marché à bestiaux
Quant à la période s’étalant d’avril jusqu’à fin juin, les prix connaissent une baisse sensible concernant l’ensemble du cheptel ovin, de la brebis à la gestante en passant par la rakhla, une chute qui touche également les chèvres et les bovins malgré la stabilité des prix des aliments du bétail.
Cette conjoncture est expliquée par les professionnels comme étant la conséquence directe de la dégradation du couvert végétal, les températures extrêmes et principalement l’annonce de l’importation de la viande rouge du Soudan ce qui a fortement déprimé le marché. À ces paramètres, il faut ajouter la location des parcours pour la transhumance et l’apparition de certaines maladies dont la blue tongue.
En parallèle, le mouton, quant à lui, a connu une hausse justifiée par la forte demande des maquignons venus de l’est du pays et ceux de la région pour l’engraissement. Une tendance qui va se généraliser, graduellement, à toutes les espèces du cheptel et plus particulièrement à celles destinées à l’abattage à cause de la période des moissons dans les wilayas du Nord et la proximité du Ramadhan et des fêtes ainsi que l’annulation de l’importation de la viande soudanaise qui a eu pour effet de booster le marché. Concernant le troisième trimestre, et avec l’événement de l’Aïd, la chute des pluies sur les régions du sud-ouest et la forte demande des maquignons pour l’engraissement, les prix ont connu une stabilité dans leur progression et on s’attend à ce que le marché s’emballe dans moins de dix jours. Loin de ces données techniques, de ces schémas explicatifs et de ces explications toutes scientifiques, le marché à bestiaux d’El-Bayadh continue de vivre à son propre rythme. Se tenant tous les jeudis, il est réputé être parmi les mieux cotés sur le territoire, normal du moment qu’on sait que la wilaya est classée, avec ses deux millions de têtes de cheptel, sur le podium national.
Un marché, à trois kilomètres à la sortie ouest de la ville, fraîchement ouvert, il y a deux ans de cela, mais qui ne fait pas l’unanimité chez ses clients. “L’ancien, sur la route de Tiaret, à l’est d’El-Bayadh, était plus vaste et plus accessible”, nous dira Raïmes Omar, lui aussi ingénieur agronome, collègue de Abdelkader dans la même structure. Les abords et l’intérieur même de l’enceinte sont surveillés par les uniformes de la Gendarmerie nationale et plusieurs barrages parsèment le tronçon séparant le marché de l’entrée de la ville.
Tout respire le mouton et l’air est saturé de cette odeur propre au cheptel, un mélange de paille, de laine et d’excréments. Même si on est relativement loin de l’Aïd, les troupeaux poussés par les éleveurs, aidés par de jeunes bergers, convoquent à prix fort le moment du sacrifice.
À perte de vue, des moutons, des agneaux, quelques boucs. “Il y a des jeudis où ce marché, qui reçoit toutes les wilayas, rassemble plus de 50 000 têtes”, nous assure Omar lequel, en compagnie de Abdelkader, seront nos guides de circonstance. Les éleveurs côtoient les maquignons lesquels jouent des coudes avec les bouchers sous l’œil inquisiteur de citoyens s’empressant de flairer la bonne affaire et profitant des derniers instants où les prix restent, pour les bourses moyennes, encore assez abordables. Mais pour les profanes, le peuple du marché se ressemble, fait ses affaires, emmitouflé dans sa djellaba marron, véritable habit emblème de toute une région dédiée à l’élevage.
La “finition” pour achever les consommateurs
À l’évocation de notre identité, certains éleveurs sont frappés d’amnésie, ne se souvenant même pas des prix de l’an dernier. “Je ne m’en rappelle pas”, nous affirmera cet éleveur d’El-Bayadh en guise de fin de discussion. Ses prix varient, quant à eux, de 12 600 à 19 000DA, pouvant atteindre les 34 000 et 42 000 DA pour les béliers. Une fourchette qu’on retrouvera tout au long de nos questions. Pourtant, d’autres éleveurs seront plus prolixes pour expliquer l’évolution des prix à la verticale. Pour Abdelkader, venu de Ghassoul, à une cinquantaine de kilomètres d’El-Bayadh, et qui propose son troupeau à 23 500 DA en gros, le responsable de cette hausse des prix est l’État qui ne fait rien pour les aider et pour les alimenter suffisamment en orge et son. “Ils sont cédés à 1500 DA le quintal à la Coopérative des céréales et légumes secs mais ils ne nous sont pas destinés”, s’emporte-t-il avant de nous prendre en témoin sur sa situation. “Dites à l’État de nous aider, on n’a rien gagné et nos enfants ont perdu leur avenir dans les pâturages, à faire les bergers.” Pour le SG de la Chambre d’agriculture locale, “le volet de l’élevage est loin d’être reluisant”. Il ajoutera plus loin que “malgré les efforts de la Chambre à amener les éleveurs à se constituer en groupements professionnels ou associations et coopératives d’élevage, l’individualisme reste le maître des lieux”. Le marché à bestiaux d’El-Bayadh est aussi l’une des mecques des maquignons de l’Est qui arrivent par dizaines de camions à deux étages pour y entasser plus de trente têtes sur leur Isuzu, Hyundai ou encore Toyota. Ces intermédiaires sont, selon toute vraisemblance, responsables en grande partie de l’inflation des prix. Sur une tête, l’intermédiaire peut avoir une marge différentielle pouvant atteindre les 10 000 DA et un bénéfice net, après déduction du transport et de l’alimentation, de 5 à 6000 DA en la vendant dans un marché du Tell, l’autre appellation des wilayas septentrionales. Cependant ici, l’élevage et le maquignonnage ne sont séparés que par une frontière ténue puisqu’ils sont tous les deux faces d’une même pièce. Cette concomitance sur le fil du rasoir installe presque l’éleveur dans une semi-clandestinité qui l’empêche de se structurer pour mieux faire face à la présence des intermédiaires pouvant polluer le marché du bétail. “La majorité des éleveurs s’approvisionnent au marché parallèle. Les raisons sont multiples, à commencer par la centralisation des ventes. D’autre part, malgré les prix excessifs pratiqués, l’éleveur préfère cette situation pour éviter l’identification de tout son cheptel surtout que la vente au niveau du centre du CCLS se trouve subordonnée à la présentation de certificats de vaccination du cheptel”, expliquera M. Mekhloufi. À l’extérieur du marché, plusieurs rangées de camions dédiés à l’aliment du bétail font le pied de grue. Généralement de Tiaret et Relizane, les revendeurs informels proposent leurs cargaisons avec une plus-value significative et on enregistre même une hausse par rapport à la semaine précédente. Ainsi, l’avoine en graminée est à 5000 DA le quintal, le son net à 2400 DA, le son mélangé au maïs ou à la farine 2600 DA alors qu’en septembre dernier, il était cédé à 1400 DA. L’autre filière existant dans ce marché est celle de l’engraissement où des commerçants font le plein d’agneaux qui seront engraissés pour la revente. Pourtant, et selon Raïmes Omar, une pratique, somme toute douteuse, s’installe insidieusement dans le milieu des éleveurs avec la pratique de l’alimentation dite de finition.
Ces agneaux sont engraissés à l’aliment destiné au poulet de chair mais le danger avec cette méthode réside dans la qualité de la viande, à forte teneur en graisse, de ces bêtes, qui peut au bout de quelques jours entièrement se putréfier. Selon les spécialistes, le mouton engraissé à la finition se reconnaît facilement à la couleur blanche et claire de sa laine au contraire de celle d’un mouton correctement alimenté, qui est jaunâtre. Mais ce que le consommateur devrait savoir, c’est que cet aliment considéré comme un organoleptique incommode fatalement l’odorat et le goût du consommateur jusqu’à donner à cette viande un relent de poulet qui avant ou après cuisson, dégage une odeur désagréable et est peu tendre et sans saveur. La consommation d’une viande ovine issue d’un cheptel nourri à la “finition”, développe un mauvais cholestérol, assurent des vétérinaires de la région qui précisent que, quant au risque de développer un cancer suite à la consommation d’une viande issue d’un engraissement à la finition, la question reste toujours posée.
Au marché de Sougueur, à
25 km de Tiaret, les mêmes prix sont affichés et le même argumentaire est développé pour expliquer pourquoi l’Aïd sera encore plus cher cette année. Pour Zaïda Benaouda, de la Sarl Jumeaux Zaïda, qui propose 700 têtes à la vente, “la bouffetance du troupeau est la principale raison de sa cherté”. Mais dans tout ce circuit et dans toutes ces explications des uns et des autres, aucun mot n’est pipé sur le consommateur, le grand et l’éternel oublié de ce souk.
7 novembre 2010
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