le 15.01.11 | 03h00
De toutes les images que la télévision nationale a bien voulu nous montrer après l’ouragan de violence et de feu qui a traversé le pays sans qu’aucun BMS (bulletin météo spécial) nous ait été communiqué, une m’a particulièrement touché.
C’est celle de ce centre culturel ravagé, vitres brisées, portes défoncées, mobilier éventré, livres et documents brûlés… Devant cette désolation, un panneau de faïences sur lequel on apercevait le visage et la biographie (je suppose car, comme les employés présents, la caméra balayait), du martyr dont le nom a permis de baptiser le lieu. Il se trouve que c’est Ali Maâchi, cet enfant de Tiaret, nourri aux sources de la poésie populaire du melhoun et aux subtilités de la musique andalouse ancienne. Né en 1927, il a dirigé l’orchestre Safir Ettarab de sa ville et composé des chansons parfois reprises de nos jours sans citer leur auteur : Tariq Ouahran, (La Route d’Oran), Moulet el hayek (Celle au haïk), Adhak el youm fil aachia (Ce jour-là en soirée), Angham El Djazaïr (Mélodies d’Algérie)…
Sensible, attachant, fragile même, il s’engagea pleinement dans la guerre de Libération nationale. En 1958, il est arrêté avec deux de ses compagnons par l’armée française. Les trois seront assassinés et leurs cadavres pendus par les pieds à un mûrier de la place Carnot de Tiaret par des soldats qui n’avaient pas lu ou compris «La Balade des pendus» de leur poète François Villon.
Et, dans ce centre qui se trouve à Bordj El Bahri (Le fort du Marin), sous l’œil torve de la caméra, Ali Maâchi n’arrivait pas à apprécier qu’on l’ait choisi pour honorer l’endroit, lui qui passa la première partie de sa vie dans la marine marchande. Il semblait contempler les dégâts avec une souffrance aggravée par la pâle exécution de son portrait.
Il semblait se demander ce qu’il faisait là, lui dont le jour de l’assassinat, le 8 juin, est devenu la Journée de l’artiste, lui dont le nom est associé au Prix du président de la République, décerné chaque année aux jeunes créateurs. Et, s’il avait pu voir Orange mécanique (1971), le film de Stanley Kubrick, il aurait pu se demander d’où venaient les jeunes destructeurs qui ont troublé son repos. Comme ceux du réalisateur, empruntés à l’écrivain Anthony Burgess, ils sont adeptes de l’ultraviolence. Comme eux, ils parlent une novlangue déjà éloignée de la dardja. Comme eux, personne ne s’adresse à eux. Comme eux, à force de n’avoir pas été écoutés – en famille, à l’école, dehors –, ils ont fini par ne plus rien entendre. Comme eux, aucune valeur ne semble les animer, sinon un incroyable dégoût de tout, de l’extrait de désillusion, une frustration sans fond, un dangereux désespoir transmuté en haine.
Et Ali Maâchi, du moins son portrait (qui n’a pas été touché, faut-il le relever), semblait se demander pourquoi l’on ne parlait que des cours du sucre et de l’huile, des circuits de distribution, de l’importation, des taxes et autres étrangetés.
Ameziane Farhani
© El Watan
15 janvier 2011
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