par Farouk Zahi
Si Slimane Klata, c’était le sobriquet par lequel on désignait Monsieur Kaid Ahmed, non pas par allusion à un quelconque esprit baroudeur, mais par l’impétuosité légendaire du personnage. Contrairement aux idées reçues, Kaid Ahmed, l’intellectuel d’abord et l’homme politique ensuite, était dans la militance patriotique bien avant le déclenchement de l’insurrection armée de Novembre 54. Dès 1945,
le jeune Ahmed, âgé alors d’à peine vingt quatre ans, marquera sa détermination à militer pour débouter, hors du pays, cette hydre coloniale qui n’aura pas, mentalement, changé et ce depuis les enfumades du Dahra de 1845 du sinistre Pélissier et consorts, jusqu’au pogrom de 1945 du général Duval dans le Constantinois. Si le comité de la jeunesse de Tiaret, crée le 5 septembre 1948, restera pour l’Histoire le berceau des tout premiers comités de la jeunesse de pays, c’est grâce à la pugnacité du jeune Kaid. Reprenant Amar Belkhodja, autre enfant du Sersou, dans son écrit sur Kaid Ahmed, Kamel Bouchama révèle dans «Kaid Ahmed, l’homme d’Etat» : «l’activité politique et culturelle développée sera florissante. Ce qui donnera le privilège à la ville de Tiaret de développer l’idée de fondation du mouvement de jeunesse de l’UDMA au niveau national. Cela ne tardera point. Une année après, le vœu deviendra réalité. La Jeunesse de l’Union Démocratique du Manifeste Algérien (JUDMA) est née le 1er mai 1949 ». Cette militance de tous les instants, conduira la jeune organisation, aux prix de pérégrinations, de réunions de sensibilisation à organiser son 1er Congrès national du 26 au 30 août 1953 à Tagdempt, berceau de Kaid Ahmed et cela ne pouvait être le fruit du hasard. L’instituteur(1) qu’il était, combattait déjà l’illettrisme, la pauvreté et la déchéance sociale de ses congénères dans la propre langue de l’oppresseur. Par sa plume, il dénonçait, pourfendait et mettait à nu le fait colonial. Adjoint au maire de la ville de Tiaret pour le compte du deuxième collège (quota électif réservé aux indigènes), il luttait contre ses pairs coloniaux pour arracher des parts de budget à des activités culturelles initiées par ses jeunes compatriotes.
Et c’est dans ce chapitre, qu’une vieille curiosité lancinante est satisfaite. Il s’agit bien évidemment du chantre de l’ode patriotique, Ali Maachi dont le prestige a dépassé les frontières du Sersou et en plein guerre d’indépendance. Il en paiera le prix fort, les hordes de l’OAS en ont fait le martyr qui chantait la douleur de son peuple. Et c’est sous les conseils avisés de Kaid Ahmed que la formation musicale «Safir Ettarab» de Ali Maâchi gratifiera le public avisé d’un répertoire engagé dont : Tahta Sama El Djazair et la célébrissime Angham El Djazair plus connue sous le refrain Ya Nass Amahou Houbi el Akbar.
Dès lors, l’un explique l’autre ; Kaid Ahmed a, donc, tenté de parler à l’esprit avant de recourir à la violence du geste. Le discours prononcé à l’ouverture du congrès de la JUDMA, en annexe de l’ouvrage en question, est une anthologie dans la vision prospective de ce jeune Arabe, sorti dont on ne sait d’où.
Kaid Ahmed comme «tout homme qui est un vrai homme, devait apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, et, au besoin contre tous». C’est par cette judicieuse maxime de Romain Rolland, que Kamel Bouchama trace les contours intellectuels et psychologiques de cette personnalité hors du commun et que l’on découvre après coup. A la lecture de l’ouvrage, «Kaid Ahmed, l’homme d’Etat», le malaise prend peu à peu le pas sur la curiosité primaire, qui n’est en fait, que du voyeurisme intellectuel, pour se muer en culpabilisation. Le lecteur qui s’attendait probablement à se délecter de rustres frasques pour enfoncer le clou, se surprend à découvrir un homme dont l’épaisseur culturelle n’avait d’égale que le silence qui a entouré «son» départ. La génération, qui est la nôtre, a beaucoup failli dans l’oubli entretenu longtemps après son exil et sa disparition. Ambivalente, la narration devient à l’instar de la fracture osseuse, génératrice de douleur exquise ; elle interpelle par les torts subis par cette personnalité qui semble n’avoir vécu que pour les autres. La galère, la traversée du désert serait plus appropriée, de Si Slimane serait-elle comparable à celle d’Abi Dhar El Ghifari, le compagnon du prophète (QLSSL) ? Non pas par l’errance infligée au premier, mais beaucoup plus par les traits communs aux deux hommes, même si le contexte et l’époque diffèrent. Peut-on à travers le rapport de l’homme avec la culture en déduire qu’il fut penseur ? Ce serait inconvenant de la part d’un profane de l’affirmer, mais l’érudition est patente chez le personnage. Ses nombreux écrits publiés ou à l’état de manuscrits attestent, selon l’auteur, de la fertilité intellectuelle qui versait autant dans l’histoire que dans les luttes sociales contemporaines. Historien par sa «Bataille de Timimoun ou son «Emir Abdelkader» et dont les trames devaient être scénarisées pour des fresques filmiques, chroniqueur, il «sévissait» régulièrement dans «Révolution Africaine» la revue tiers-mondiste ou encore à toute occasion où la parole lui fut donnée. Sa vision épurée d’un Islam serein fera l’objet d’une remarquable conférence lors du 5è Séminaire de la pensée islamique qui s’est tenu à Oran en 1971 devant un parterre de «Ahl el Ilmi» (gens du Savoir». Il se revendiquait de cette religion dont la première prescription est «Iqra !) (Lis !). Il dissertait beaucoup sur la culture, cette culture authentique où l’Islam est en bonne place. Il privilégiait la logique de la raison sur l’expression tronquée de la lettre ; il affirmait ainsi sa conviction par : «le fait de naitre musulman, de prier ou de jeuner n’est pas un paramètre suffisant pour situer l’être islamique ; il nous faut nous garder de cette conception erronée qu’on a de l’Islam. C’est ainsi que s’introduisent de dangereuses confusions qui accordent plus d’importance à la forme pour étouffer et étrangler le fond.» N’est ce pas là, une assertion prophétique que chacun de nous a eu, à en constater le bien fondé.
Il virevolte dans ses déclarations et ses déclamations entre les auteurs illustres de l’épopée arabo islamique des sciences et des lettres et les façonneurs des Lumières. Il se réfère à Proust pour affirmer sa posture dans le déchirement idéologique qui l’opposait à ses frères de combat d’hier en déclarant, lors de son ultime tournée à l’ouest du pays : «Je suis ce que je suis, j’ai mon capital de science et d’expérience, j’ai mon honnêteté intellectuelle, l’essentiel pour moi – et ce n’est pas du tout de l’égoïsme – est de vivre dans mon élément, avec ma conscience et mes espoirs. Enfin, je dois, pour m’en convaincre, m’imprégner de ces bonnes paroles de Marcel Proust, qui disait : «Ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraitre bête». Donc, inutile de me justifier devant les miens, mes pairs je veux dire, puisque un fossé nous sépare ». La messe est dite en peu de mots, chacun valant son pesant d’or. Cette sublime envolée, renseigne un tant soi peu, sur les envergures culturelle, intellectuelle et patriotique de ce monstre politique. L’immersion spirituelle dans la pensée khaldounienne est perceptible dans cette faconde rurale, dans sa connotation la plus noble. Ce trait langagier, propre aux hommes des hautes plaines, émeut par son paradoxe locuteur qui tangue entre la simplicité du pasteur et la noblesse du seigneur. Le praticien en devient, dès lors, l’un et l’autre à la fois. Dans l’annexe photographique, le voyage est sublime. En dépit des rencontres supranationales et des us universels longtemps côtoyés, le personnage de Kaid Ahmed, demeure entier et authentique. Ministre du Tourisme, il ne s’embarrasse pas de protocole maniéré, il joint le geste à la parole en revêtant le costume national le plus accompli (gennour, gandoura, bedi’a et seroual) pour enfourcher, fusil à la main, un barbe renâclant.
Par son nouvel ouvrage, Bouchama, cautérise de pleines plages de notre mémoire qui se voulait oublieuse. Honte à ceux qui ont privé la mère de ces meilleurs fils pour la livrer, encore féconde, à l’infertilité du néant.
(1)N’était pas instituteur qui voulait. Mouloud Feraoun, n’aurait du son salut pour être instituteur et plus tard écrivain, que pour avoir réussi à décrocher une place des 22 réservées aux Arabes sur 380 candidats.
30 juin 2011
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